Des craies et des robes : hypnose conversationnelle et signaux minimes selon Erickson

Un exemple que l’on peut citer de la «  technique de surprise  » est d’un caractère légèrement différent, en ceci qu’il dépend entièrement de l’utilisation de signaux minimes. 

Il s’agit d’une expérience complètement improvisée qui s’est déroulée dans un amphithéâtre de l’université, devant un groupe de médecins et de psychologues  ; la plupart d’entre eux étaient bien informés sur l’hypnose mais quelques-uns n’en avaient aucune connaissance. On s’est servi de signaux minimes, que ni l’auditoire ni les sujets n’identifiaient, pour obtenir d’une part un état de transe profonde et d’autre part des réponses particulières. En l’absence de signaux identifiables pour l’auditoire, les sujets devaient donc avoir une réaction plutôt inhabituelle et inexplicable pour l’auditoire comme pour les sujets tant que l’auteur n’en avait pas fait la démonstration.

La situation est la suivante  : en entrant dans l’amphithéâtre par la porte qui fait face à la salle, je remarque par hasard des craies de couleur juste derrière le lutrin posé sur le bureau derrière lequel l’orateur se tiendra pour parler, et un tableau sur le mur derrière le bureau. Sur le moment, je n’y accorde pas plus d’importance. Comme à mon habitude, j’entreprends plutôt d’étudier attentivement l’auditoire de manière à m’en faire une idée, et à noter tout ce qui peut présenter un intérêt pour moi.

C’est ainsi que je remarque deux jeunes femmes, assises au fond de l’amphithéâtre, l’une un peu plus en arrière que l’autre, l’une d’un côté de la salle et l’autre du côté opposé. L’expression absorbée et attentive du visage des deux jeunes personnes m’amene à la conclusion qu’elles sont (ce qu’on pourrait appeler) de «  bons sujets pour l’hypnose  ». 

Il n’est pas prévu au programme que j’intervienne, mais je m’assieds au premier rang pour observer l’orateur qui doit parler d’hypnose et faire la démonstration d’une induction de transe avec un sujet entraîné. 

À la fin de cette prestation, quelqu’un me demande si j’ai quelques commentaires à faire. Comme la démonstration n’a pas vraiment été satisfaisante, même du point de vue de l’orateur, j’accepte cette invitation. J’explique que je désapprouve les suggestions directes, insistantes et autoritaires qui ont été employées  ; j’indique que l’intervenant n’a faire aucun effort réel pour répondre au malaise manifeste du sujet, à sa gêne de se retrouver devant cet auditoire, ni au ressentiment ou aux résistances suscités par la façon autoritaire dont on le traitait. Je souligne l’importance des suggestions discrètes, permissives, et indirectes, en insistant sur le fait que les suggestions directes peuvent faire naître des résistances. 

Mes commentaires sont peu appréciés par l’orateur, peut-être parce qu’il a l’impression que son sujet, jusque-là coopératif, l’a «  laissé tomber  ». En tout cas, l’orateur insiste pour que je fasse la démonstration (de cette fameuse) « approche discrète, permissive avec des suggestions indirectes  » dont j’ai parlée. Il propose que je choisisse un sujet dans l’auditoire. 

J’accepte le défi plutôt à contrecoeur. Mais je me rends compte qu’il y a peut-être là l’occasion de faire une expérience dont je serais le seul à savoir ce que j’espére  pourvoir en obtenir. Le contexte se prête parfaitement à une expérience improvisée dans laquelle je serais le seul à connaître mes intentions, et sous le contrôle de tout l’auditoire, dont certains membres ne sont guère indulgents. 

J’aligne aussitôt trois chaises devant le bureau. Je déclare solennellement que la chaise du milieu est la mienne  puisque je préfère faire mes cours assis à cause des séquelles de ma poliomyélite. Sans donner d’explication, je sors deux mouchoirs de ma poche et passe derrière le bureau. 

Là, sans que personne puisse voir ce que je fais, je choisis deux morceaux de craie de couleur et les enveloppe chacun dans un mouchoir  ; je dépose ensuite un mouchoir sur le sol à gauche de la chaise située à ma gauche et l’autre sur le sol à droite de la chaise située à ma droite. Même si quelqu’un était au courant pour les craies de couleur, personne ne pourrait savoir quels morceaux j’ai choisis et enveloppés dans les mouchoirs. Lorsque je m’assieds sur la chaise du milieu, je saisis mon propre poignet droit dans ma main gauche et fais passer mon bras droit sur ma gauche (bras droit manifestement plus faible à cause de ma maladie, mais pas faible à ce point comme on pourra le vérifier plus tard). Puis j’indique de ma main droite que «  cette chaise est pour un sujet  ». 

Je laisse retomber ma main droite sur ma cuisse, je touche la chaise à ma droite avec ma main gauche et dit «  Cette chaise est pour un autre sujet.  » Je n’explique pas le moins du monde pourquoi j’ai disposé les mouchoirs d’une façon si bizarre ni pourquoi j’ai désigné les chaises en croisant les bras. 

Ainsi, chacun m’a vu faire un certain nombre de choses qui peuvent susciter l’étonnement, une extrême vigilance et une attention perplexe. Il y avait eu la disposition des trois chaises, celle du milieu étant tout spécialement désignée comme étant la mienne, et les deux autres désignées, d’une manière inexplicable, comme les chaises de deux sujets non spécifiés. Puis il y a cette histoire tout-à-fait bizarre de mouchoirs roulés comme s’il contenaient des objets mystérieux, que j’ai noués sous les yeux de l’assistance mais qui n’a pourtant pas vu ce que mes mains ont fait. Et je les ai disposés si bizarrement sans la moindre explication.

Ensuite, je me mets à parler, d’une façon aussi claire et aussi didactique que possible, de la nature et des mérites des techniques douces, discrètes, indirectes, permissives, de l’utilisation des inflexions et des intonations, des hésitations, des pauses. J’explique comment faire semblant de chercher mes mots pour amener le sujet à parler à ma place, et comment donner des signaux minimes  ou faire des allusions qui permettent au sujet de montrer sa coopération en les élargissant et en les mettant en œuvre. 

Puis, je rappelle que j’ai déjà précisé qu’il y avait deux chaises pour des sujets et que j’ai dit  : «  Cette chaise est pour un sujet  », et je désigne de nouveau la chaise à ma gauche de ma main droite et «  que cette chaise (je touche la chaise à ma droite avec ma main gauche) est pour l’autre sujet.  »

J’ai donc touché à deux reprises la chaise à ma gauche avec ma main droite et la chaise à ma droite avec ma main gauche. Même si l’auditoire est parfaitement attentif, comme le révéleront plus tard les questions posées, personne n’attache une grande importance au fait de désigner, à deux reprises, les chaises des sujets en croisant les bras. Pourtant, tout le monde l’a vu et, comme il seront nombreux à le déclarer plus tard, ils mettent cela sur le compte de mon handicap physique, qu’ils comprennent tous fort bien, et que j’avais moi-même mentionné spontanément. 

Tout en faisant mes commentaires, je prends soin de laisser mon regard parcourir sans cesse la pièce comme au hasard, jetant un coup d’oeil sur les côtés, abaissant le regard du fond vers le devant de la pièce, regardant le sol juste devant moi puis au loin dans la travée centrale, les murs, le plafond, le panneau «  Ne pas fumer  » sur le mur à ma droite, les chaises à côté de moi, la fenêtre à ma gauche par laquelle je peux apercevoir un arbre. 

Personne ne se rend compte que… lorsque je fais une pause… pour chercher mes mots, je regarde ici ou là, n’importe où, mais sans jamais regarder directement les auditeurs… sauf deux d’entre eux, à savoir les deux jeunes femmes que j’ai remarquées en entrant dans la pièce. Je donne l’impression de regarder tout et tout le monde librement et avec aisance tout en parlant.

En raison de l’aspect aléatoire de mon comportement et de la cohérence de mes phrases, personne ne semble s’apercevoir que deux séquences fixes se reproduisent. Dans la première, je regarde par la fenêtre à ma gauche, puis je déplace mon regard pour le porter directement sur le visage et les yeux de la jeune femme assise du côté gauche de la salle, alors qu’en même temps je m’arrange pour dire quelque chose comme «  un signal minime signifie pour vous…  » ou «  quand on donne des suggestions permissives, alors vous…  », toujours quelque chose qu’elle peut prendre pour elle  ; puis mon regard descend l’allée de gauche jusqu’au devant de la salle puis à la chaise à ma droite  ; tout cela semble pourtant s’adresser à la salle tout entière. J’utilise une autre séquence du même type pour la jeune femme assise du côté droit de la salle. Chaque fois que je regarde le panneau «  Ne pas fumer  », je jète un coup d’oeil à son visage et à ses yeux, en donnant des suggestions comparables à celles données à l’autre jeune femme  ; par exemple  : «  Quand vous recevez une suggestion, quelle que soit la façon dont elle est donnée, vous allez l’exécuter  », ou encore «  de petites suggestions permissives peuvent être pour vous hautement significatives  »  ; puis mon regard descend le côté droit de la pièce jusqu’en bas, puis vient se poser sur la chaise à ma gauche.

En répétant ces remarques qui semblent s’adresser à tout l’auditoire, j’essaie de donner aux deux jeunes femmes un nombre suffisant de suggestions identiques sous des formes parfaitement comparables. Ainsi, l’auditoire a donc l’impression que je m’adresse à l’ensemble du groupe, mais mon regard direct aux jeunes femmes et l’emploi du pronom «  vous  » a, sans qu’on le remarque, un effet cumulatif  ; pour chaque jeune femme, la séquence des événements est constamment la même, mais à des intervalles irréguliers. 

Enfin, je comprends à l’expression figée de leur visage et à l’absence de réflexe palpébral que tout est prêt. Je me lève et je remonte l’allée centrale jusqu’à la deuxième rangée de siège. Je regarde d’abord le panneau «  Ne pas fumer  » et ensuite la jeune femme sur la droite en disant lentement «  Maintenant que vous êtes prête…  », je fais une pause, je respire profondément, je déplace lentement mon regard vers le mur du fond, je regarde ensuite par la fenêtre sur le côté gauche de la pièce puis la jeune femme sur le côté gauche, et je dis de nouveau  : «  Maintenant que vous êtes prête – (je fais une pause) – levez-vous maintenant lentement et descendez et asseyez-vous à votre place.  »

Tous les gens de l’auditoire regardent autour d’eux, et sont surpris de voir les deux jeunes femmes se lever et descendre lentement les allées latérales tandis que, de manières délibérée, je regarde fixement le mur du fond. Les deux jeunes femmes se croisent dans mon dos, celle venant de droite prend place sur la chaise de gauche et la jeune femme venant de gauche s’assoit sur la chaise de droite. Quand je n’entends plus le bruit de leurs pas, je comprends qu’elles ont atteint leurs chaises et je dis très doucement  : «  En même temps que vous vous asseyez, fermez les yeux et endormez-vous très profondément et continuez à dormir dans une transe profonde jusqu’à ce que je vous dise le contraire.  » 

J’attends quelques instants, puis je fais demi-tour et je m’assieds entre elles, et je fais remarquer à l’auditoire que j’ai demandé aux deux femmes de s’assoir à leur place. Pour souligner qu’elles s’étaient pliées à cette demande, je demande alors à l’orateur qui m’a proposé de faire la démonstration d’une induction indirecte de transe et de suggestion indirectes de vérifier qu’elles s’étaient bien assises sur les bonnes chaises.

Comme il me regarde d’un air interdit, je lui demande d’examiner les mouchoirs posés de chaque côté des chaises. Il déroule le mouchoir à côté de la chaise de gauche et trouve un morceau de craie jaune  ; la jeune femme porte une robe jaune. La craie dans le mouchoir à côté de la chaise de droite est rouge comme l’est, évidemment, la robe de cette jeune femme. Pour gagner la bonne chaise, les jeunes femmes ont dû rejoindre celle qui est la plus éloignée en se croisant derrière mon dos alors que je regardais fixement le mur du fond. 

J’obtiens ensuite de chacune d’elles différents phénomènes d’hypnose profonde, puis je les réveille de l’état de transe en leur suggérant simplement. Elles se montrent étonnées et même stupéfaites de se retrouver face à l’assistance, et les questions de l’auditoire révèlent qu’elles ont toutes deux une amnésie totale de ce qui s’est passé pendant la transe, y compris le fait d’avoir quitté leur place, d’être venues sur le devant de la salle, et de s’être assises sur leurs chaises. 

Ensuite, elles sont méthodiquement questionnées par l’auditoire, et elles expliquent toutes deux que quelque chose, elles ne savent pas quoi, leur a donné l’impression que je m’adressais personnellement à elles et que, sans savoir pourquoi, elles se sont trouvé un intérêt inexplicable pour la chaise sur laquelle elles sont maintenant assises. 

Elles ne peuvent donner aucune raison valable à ces explications. Même quand une autre transe est induites avec elles, tout ce qu’elles peuvent dire, c’est que je leur ai donné d’une façon ou d’une autre l’impression très nette de devoir aller en transe, mais elles ne peuvent pas dire d’où leur vient cette impression.

Elles affirment que mon comportement complexe et inexplicable avec les mouchoirs a capté et fixé leur attention. Quand on leur demande pourquoi cela a été fait et dans quel but, elles regardent à côté de la chaise pour voir si les mouchoirs sont toujours là.

MILTON H. ERICKSON
Cet extrait est tiré de l’article intitulé  «  À propos de deux techniques d’hypnose : La Surprise et Mon-Ami-John : signaux minimes et expérimentation dans la vie quotidienne   », 1964, disponible en français dans Intégrale des articles de Milton Erickson sur l’hypnose, aux éditions SATAS

L’extrait est transposé à la première personne pour faciliter la lecture.

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