Hypnose : somnambulisme et amnésie Pierre Janet
Voici un texte important de Pierre Janet où il résume près de quarante années de travaux sans concession vouées à comprendre le psychisme humain, et notamment les phénomènes d’automatisme et de transe. Durant ces crises, une personne peut dormir, peut être prise de convulsion, rester immobile à rêvasser, elle peut écrire, danser, ou tenir une conversation ordinaire. Pour Janet, ce sont autant de formes de « somnambulismes ». Et hypnotiser quelqu’un, c’est l’amener, par certaines méthodes, à entrer dans un somnambulisme. Mais alors qu’est-ce qui définit le somnambulisme ? Qu’est-ce qui relie entre eux ces épisodes si divers ? Quel somnambulisme particulier appelle-t-on “hypnose” ?
Je vous invite à lire le texte une première fois sans explications, en passant d’une citation à une autre (le texte en italique). Puis une seconde fois avec les explications que j’ai ajoutées pour vous accompagner dans la lecture.
Gardons à l’esprit que Pierre Janet travaillait avec des formes très profondes d’hypnose, puisque principalement induites sur des personnes très rapidement et profondément hypnotisables. Il est délicat de généraliser ces observations à l’hypnose pratiquée aujourd’hui. Cependant, un texte comme celui-ci présente des perspectives de recherche très importantes pour l’avenir de l’hypnose et sa compréhension.
Pierre Janet, Médecine psychologique 1923
«Les interprétations psychologiques de l’hypnotisme ont été très nombreuses et sont souvent fort contestables. L’état hypnotique n’est pas uniquement caractérisé par la suggestibilité, car il y a des hypnoses où la suggestibilité est au contraire diminuée et se montre moins grande que pendant la veille. Il n’est pas non plus simplement un état de sommeil car il présente souvent une activité très différente de celle du simple sommeil. Il est difficile d’éviter l’assimilation déjà faite par les anciens magnétiseurs entre les états hypnotiques et les somnambulismes. Je suis obligé de conserver l’opinion que j’exprimais autrefois que l’hypnotisme, quel que soit le procédé qui a permis de l’obtenir, rentre dans le groupe des somnambulismes, comme la suggestion rentre dans le groupe des impulsions.
Peut-on aller plus loin et se faire une idée générale du somnambulisme. Le somnambulisme est une modification de l’état mental d’un individu instable et cette modification consiste en changements très variés qui ne sont pas les mêmes chez tous les individus. J’ai noté autrefois des modifications dans les sensibilités prédominantes,
Il existe beaucoup de formes différentes de transe hypnotique en fonction des personnes. Certaines personnes habituellement très sensibles aux images peuvent devenir en transe indifférentes aux images et très sensibles aux sensations corporelles. D’autres qui fonctionnent en donnant la priorité aux sons peuvent développer une grande attention aux images. D’autres qui sont très connectées aux sensations du corps peuvent devenir anesthésiques, ne plus ressentir le corps, ou très peu, et s’attacher davantage aux images ou aux paroles.
dans la nature et le nombre des tendances qui peuvent être évoquées,
Les “tendances” sont des comportements tellement naturels ou tellement bien appris et répétés qu’ils peuvent être parfaitement automatiques. Si on me tend un verre d’eau et que je ne suis pas très attentif à ce moment là, par exemple plongé dans une conversation, je peux le prendre et le boire sans y faire très attention de façon très automatique. Le fait de me tendre un verre d’eau a « évoqué la tendance”, c’est-à-dire provoqué le comportement complexe, de boire le verre d’eau. Certaines personnes, lorsqu’elles sont dans une transe hypnotique, se trouvent comme dans une grande distraction prolongée, et il est facile de déclencher des comportements automatiques qui se produisent très librement. Chez certains au contraire, c’est lorsqu’ils ne sont pas en hypnose qu’ils donnent volontiers libre-court à leur spontanéité, tandis qu’en hypnose, leur automatisme est diminué voire supprimé. Chez d’autres encore, ce ne sont plus les mêmes comportements automatiques qui sont disponibles hors de l’hypnose et dans l’hypnose. Par exemple, telle personne, si on lui donne un balai en dehors de l’hypnose aura le réflexe de vouloir balayer, tandis que dans l’hypnose, elle l’épaulera comme un fusil et rejouera une scène qui l’a fortement impressionnée durant la guerre.
dans l’étendue du champ de la conscience.
Le champ de conscience, c’est en gros le nombre d’informations que je pourrai percevoir consciemment à un moment donné. Certaines personnes, lorsqu’on leur parle, sont très bien capables de nous écouter attentivement, de réfléchir à ce qu’on raconte, de nous observer, de s’observer elles-mêmes, d’être attentives à tout ce qui se passe autour de nous, et d’écrire des notes qui demandent de l’attention. D’autres pourront nous écouter, réfléchir, et être attentives à la situation présente, mais ne pourront pas en même temps nous observer ou s’observer elles-mêmes, et encore moins prendre des notes. Si elles commencent à s’observer, elles cesseront de nous écouter pendant ce même temps. Ou elles devront s’excuser de devoir interrompre la conversation pour prendre des notes. D’autres personnes, si elles nous écoutent, pourront être tellement attentives à notre voix qu’elles ne pourront même pas réfléchir à ce que nous leur disons en même temps, ni nous observer, ni s’observer, et oublieront tout l’environnement extérieur. On peut dire qu’une personne qui a un champ de conscience réduit à un moment donné est capable d’être totalement absorbée par ce à quoi elle est attentive. Cela peut aussi bien être une qualité (la concentration) qu’un défaut. Tout comme un champ de conscience large peut être une belle compétence aussi bien qu’une vraie pathologie. On considère que la catalepsie, l’automatisme, l’anesthésie, et la suggestion sont très liées à la réduction du champ de la conscience.
Ce que Janet exprime ici, c’est que certaines personnes, en transe, ont un champ de conscience beaucoup plus réduit qu’à l’ordinaire, d’autres au contraire semblent débloquer une conscience plus large que celle qui leur est d’habitude disponible. Et il est fréquent d’observer en transe qu’une personne est capable de réduire ou d’élargir son champ de conscience sur simple invitation à le faire.
Je crois maintenant qu’il faut y ajouter des changements importants de la tension psychologique : souvent elle est diminuée dans les hypnotismes où l’attention et la volonté sont plus faibles que pendant la veille, où la suggestibilité est accrue ; quelquefois elle monte au contraire beaucoup et on obtient des états artificiels où la volonté personnelle est plus grande et où la suggestibilité a disparu. Il y a d’ailleurs dans de tels états bien d’autres changements que nous connaissons imparfaitement.
Que nous dit Pierre Janet ici ? Que certains individus, plongées dans cette forme profonde de transe hypnotique, auront l’air bien plus rêveurs, inattentifs, mous, paresseux, passifs, voire plus fragiles que d’habitude. Si un psychiatre les examinait dans cet état sans savoir qu’on l’a provoqué artificiellement, il les trouverait tantôt neurasthéniques ou dépressifs., tantôt paranoïaques ou schizophrènes.
D’autres, tout au contraire, plongés dans cet état, sont comme débarrassés d’une certaine lourdeur dans leur volonté, sont plus vifs, plus capable d’accomplir sans trop en douter des tâches complexes, d’interagir sans timidité en société, de résoudre des problèmes, et distinguent bien mieux ce qui est vrai de ce qui n’est que leur imagination. Cette transe permet, par exemple, à certains timides maladifs souffrants de toutes sortes de tics de monter sur une scène et d’animer avec brio une conférence sans aucune hésitation et aucune nervosité.
Entre ces deux extrêmes, Janet nous indique simplement que le transe somnambulique montre bien souvent des variations dans cette « force mentale » et permet également de la faire varier.
Mais cela n’est pas suffisant, car de tels changements surviennent incessamment au cours de notre vie et ne déterminent pas des somnambulismes.
On ne peut pas dire d’une personne qui a un « coup de mou » qu’elle est en transe. On ne peut pas non plus dire que dés qu’une personne a un surplus d’énergie, elle est en transe. On ne peut pas dire qu’il s’agisse de transe dés que quelqu’un est concentré au point d’en oublier le reste, puisque cela arrive tout le temps au quotidien. On ne peut pas non plus parler de transe aussitôt que notre conscience s’élargit pour embrasser une perception globale de la situation. On ne peut pas dire non plus qu’il s’agisse de transe quand une personne boit un verre d’eau parce qu’on le lui a tendu.
Les automatismes sont quotidiens et ordinaires et ne suffisent pas à caractériser la transe ou le somnambulisme. On ne peut pas non plus décréter qu’une personne est en hypnose sous le seul prétexte qu’on l’amène à privilégier ses sensations alors qu’elle est d’habitude plus attentive aux images, ou inversement. Toutes ces modifications qu’on observe dans la transe, s’observent aussi très bien en dehors de la transe. Ce n’est donc pas ça qui la caractérise.
Alors quoi ?
C’est que d’ordinaire ces changements sont petits, ou graduels, ou compensés par d’autres phénomènes et qu’ils n’altèrent pas la continuité de la mémoire personnelle. Quoique je sois maintenant fatigué et déprimé, je me souviens encore de ce que je faisais tout à l’heure quand je ne l’étais pas. Pour différentes raisons, dans lesquelles la suggestion même peut jouer un rôle, ces modifications de l’état mental sont accompagnées par une modification dans la continuité des souvenirs personnels et par l’apparition des mémoires alternantes.
Et bien pour Janet, ce qui caractérise cet « épisode » qu’est la transe, le somnambulisme, c’est le fait qu’on se souvienne mal, au réveil, de ce qu’on y a vécu, ou bien qu’on s’en souvienne mais avec le sentiment étrange qu’il s’agissait d’un rêve, ou idéalement, dans le cas d’une transe complète et correctement approfondie qu’on ne s’en souvienne pas du tout.
Par contre, quand on retourne dans cette même transe, on peut retrouver le souvenir de ce qu’on avait vécu dans les transes précédentes. Il y a comme une autre continuité de la mémoire. Comme un livre qu’on lirait un peu de temps en temps et dont on oublierait absolument tout à chaque fois qu’on le referme, mais qui, aussitôt qu’on le rouvre pour reprendre la lecture, nous ramènerait le souvenir de toute l’histoire. On reprend alors où on s’était arrêté, comme si de rien n’était.
Cette observation a été réitérée et commentée par beaucoup d’auteurs classiques de Puységur à Erickson en passant par Bernheim, Ribot et bien d’autres.
Le somnambulisme devient donc pour nous une transformation momentanée et passagère de l’état mental d’un individu capable de déterminer chez lui des dissociations de la mémoire personnelle.
« Déterminer », dans la langue de Janet, signifie « provoquer ». Avec cette phrase quasiment définitive mais qui fait suite à un raisonnement très étayé par de nombreuses expériences concrètes, Janet donne la définition des transes en général, qu’il nomme encore somnambulismes. On pourrait dire alors que les transes ont des formes très diverses, et qu’il est vain de dire « Regardez, chez ce sujet nous observons tel caractère de la transe, c’est donc cela la transe» car une autre observation contredira presque systématiquement celle-ci.
Par contre, s’il est une constante, c’est que les transes, ces altérations de l’état mental, si elles sont menées à un degré convenable, entraînent une discontinuité de la mémoire, une amnésie. On rejoint ici en certains points la théorie de la « State dependant memory ». La question de la mémoire et son lien à l’anesthésie est détaillé par Janet dans d’autres ouvrages, mais semble la clef d’explication des états modifiés de la conscience. Et on peut constater la pertinence de la référence première au somnambulisme nocturne spontané : il existe toutes sortes de somnambules, certains qui se contentent de parler, d’autres qui font du sport, ou se lèvent pour manger, ou pour travailler, certains qui pleurent la nuit, ou résolvent des problèmes mathématiques, certains qui sont des automates sots et d’autres des esprits affutés, certains qui sont influençables et d’autres qui sont particulièrement farouches. Mais en général, ils ne sont plus « eux-mêmes », et cette double vie, au réveil, ils ne s’en souviennent que par bribes, ou comme un rêve, ou bien pas du tout. « Ce qui se dit la nuit ne voit jamais le jour ».
La définition de l’hypnotisme en résulte tout naturellement. Il y a là un fait curieux constaté en somme pour la première fois par Puységur : par des procédés dont nous ne comprenons pas toujours bien l’action, nous sommes quelquefois capables de déterminer des transformations semblables sur certains individus, de les mettre en somnambulisme. L’hypnotisme qui est sorti graduellement de l’ancien magnétisme animal n’est pas autre chose que la production artificielle du somnambulisme. Il peut se définir : une transformation momentanée et passagère de l’état mental d’un individu, suffisante pour amener des dissociations de la mémoire personnelle et déterminée artificiellement par un autre homme.
Janet a montré ce qu’est la transe, qu’il nomme somnambulisme. Mais qu’est-ce que cette transe particulière qu’on nomme « hypnose » ? Qu’est-ce que cette pratique dont on parle depuis le début du XIXème siècle et qui se nomme “hypnotisme” ?
Réponse : c’est une pratique qui consiste pour une personne à provoquer volontairement chez un autre un épisode somnambulique, une transe. C’est obtenir de quelqu’un qu’il aille temporairement vivre dans une autre continuité de mémoire, où il peut, s’il le souhaite s’autoriser à être une autre personne, à jouer un autre rôle que celui auquel il se contraint d’habitude.
Hypnotiser, c’est plonger une personne dans cette « ivresse » aux formes multiples. L’hypnose est l’ivresse, la transe, le somnambulisme qui n’est pas spontané, qui n’est pas provoqué par une substance, qui n’est pas provoqué par soi-même, mais qui est provoqué par une autre personne. Pour Janet, une transe naturelle et spontanée, ou un somnambulisme qui se déclenche de lui-même, ne peuvent pas être appelés hypnose.
L’hypnose résulte de la pratique de l’hypnotisme, qui est la pratique d’une personne sur une autre.
La fatigue de l’attention, les épuisements par l’émotion jouent un rôle dans ces transformations artificielles. Certaines intoxications ont pu dans certains cas les préparer : l’éther, le chloroforme, le chlorure d’éthyle ont été employés pour produire le sommeil hypnotique avec des résultats intéressants. Ce sont là des expériences faites rarement qui mériteraient d’être reprises avec soin. Il y a là peut-être le point de départ d’un nouvel hypnotisme qui pourrait être indépendant de l’hystérie, tandis qu’il est aujourd’hui à peu près entièrement sous la dépendance de cette névrose ou si l’on veut de cette intoxication naturelle.
A l’époque de Janet, on hypnotisait principalement des personnes atteintes de pathologies dissociatives en général assez sévères et qui entraient dans des crises somnambuliques quasiment sur simple demande. En effet, il faudra attendre le XXème siècle pour voir s’affiner et se diversifier les outils d’induction permettant à une population beaucoup plus large d’être hypnotisée et même à des personnes parfaitement saines d’atteindre des états somnambuliques comme on sait désormais le faire. Janet, tout comme Erickson, déplore que les anesthésiques chimiques ne fassent pas l’objet d’une exploration plus sérieuse en psychothérapie. En effet, la question de « comment hypnotiser un sujet sain » serait largement simplifiée si on trouvait un moyen chimique d’obtenir une transe profonde et exploitable en thérapie et on pourrait se concentrer d’avantage sur l’utilisation et les perspectives appliquées.
Le somnambulisme n’est pas seulement l’arrêt de la personnalité normale, il est aussi le développement d’autres tendances. Pour qu’il y ait hypnotisme, il faut qu’au moment de la dépression amenée par l’une des causes précédentes s’éveillent et se développent des tendances compatibles avec cet état, c’est-à-dire des tendances qui permettent au malade de se tenir tranquille dans son fauteuil, d’écouter son hypnotiseur, de causer avec lui, etc., en un mot de garder l’attitude d’un individu hypnotisé.
(Le mot « dépression » n’est pas à entendre au sens de la dépression mélancolique qui est une pathologie de la dépression chronique. A cette époque, on utilise encore le terme dépression dans un sens purement technique pour décrire une certaine chute dans la force mentale, empêchant d’accomplir des tâches sophistiquées, complexes, récentes, ou d’adaptation. Même si une forte dépression rendra inaccessibles mêmes des fonctions primitives et instinctives. Une dépression peut être une simple surprise, un rire, une émotion, une confusion, une fatigue, etc.)
Que nous dit Janet ? Que ce qu’on nomme hypnose ce n’est pas « n’importe quelle crise somnambulique provoquée par une autre personne ». Ce qu’on nomme hypnose, c’est un type bien particulier de transe, certes provoquée par une autre personne, mais encore dans laquelle le sujet remplace sa façon ordinaire de se comporter par une façon de se comporter qui entre dans ce qu’on nomme hypnose. Une personne chez qui on provoquerait une crise de convulsion, on ne pourrait pas dire qu’elle est en hypnose. Une personne qu’on endormirait au point qu’elle ne réponde plus, on ne pourrait plus parler d’hypnose. Une personne qui ne nous écouterait pas et qui ne ferait plus attention à nous, elle serait dans un état autre que ce qu’on nomme hypnose.
Pour Janet, le mot hypnose a émergé pour désigner une forme de transe bien particulière, au sein d’une pratique bien particulière, et même si cette forme et cette pratique peuvent évoluer et se diversifier, toute transe n’est pas une hypnose. Il existe un « comportement hypnotique » bien particulier.
Si une personne adopte le comportement hypnotique, mais sans amnésie : ce n’est pas de l’hypnose.
Si elle a une amnésie de l’épisode, mais sans le comportement hypnotique : ce n’est pas de l’hypnose.
Si elle adopte le comportement hypnotique d’elle-même, sans y être invitée par une autre personne, et même si elle développe une amnésie de l’épisode : ce n’est pas encore ça qu’on appelle « hypnose ». Il faut ces trois ingrédients :
1. un état induit par une autre personne
2. dans lequel on adopte un comportement particulier conforme à l’hypnose
3. et dont on a une tendance à ne pas garder de souvenir au réveil
Les séances précédentes, les somnambulismes qui sont survenus spontanément chez beaucoup de ces malades avant ces expériences, les crises de nerfs antérieures avec délire et bavardage, les idées répandues dans le public sur l’attitude des somnambules et en outre les suggestions de l’hypnotiseur déterminent justement l’éveil de ces tendances indispensables. Il y a là une éducation de sujet dont on s’est beaucoup moqué, mais qui est inévitable. Sans doute il est ridicule de dresser des sujets à vous tutoyer pendant l’hypnose, à garder des yeux terrifiés, ou à vous tenir la main en grattant constamment l’ongle du pouce ; mais ce sont là des exagérations d’une pratique excellente.
Encore aujourd’hui, on explique aux gens ce qu’est l’hypnose, ce que ça n’est pas, on leur donne des exemples dans leur vie quotidienne, on leur montre à la télévision, et caetera. Tout cela contribue à ce qu’ils développent un comportement, toujours différent mais conforme à l’hypnose. On explique aux gens ce qu’on attend d’eux comme forme de transe.
Sans aucune idée de ce qui est attendu d’eux dans leur esprit, ils ne déveloperaient pas de transe, ou alors ils développeraient des transes totalement inexploitables. Les hypnotiseurs modèlent, souvent involontairement, le comportement hypnotique de leurs sujets. Ce fut d’abord une critique adressée à Charcot par Bernheim, et reprise par Janet. Mais ce dernier finit par nous dire que c’est non seulement inévitable, mais encore souhaitable, et indispensable.
Il parle d’une « éducation ». Autant la transe est naturelle, autant l’hypnose s’apprend. Comme produire des sons avec ses cordes vocales est une fonction naturelle (grogner ne s’apprend pas). Mais la langue française est une « éducation » de cette fonction. La vocalisation est un fait de nature mais la langue est un fait de culture. La transe est un fait de nature mais l’hypnose est une pratique culturelle de la transe. C’est une langue particulière de la transe. Il en existe bien d’autres. Mais l’hypnose a son histoire, ses archaïsmes, ses néologismes, sa grammaire, son lexique, ses figures de style, ses fautes, ses argots, et ses nombreuses variations. Mais tout comme l’espagnol n’est pas le français, toute transe n’est pas une hypnose.
L’hypnotisme est non seulement un état subconscient, mais c’est un état artificiel déterminé par l’hypnotiseur et jusqu’à un certain point à la disposition de l’hypnotiseur. Il faut donc que celui-ci donne au sujet pendant cet état les tendances et les attitudes dont il a besoin et ce ne serait pas la peine de provoquer cet état si le sujet devait y être aussi incommode que pendant la veille.
Hypnotiser consister donc à induire un état en expliquant simultanément comment s’y comporter et comment s’y sentir. Et un caractère de l’hypnose, c’est qu’il s’agit d’une pratique de la transe orientée vers un certain confort. Pas nécessairement une détente ou un plaisir, mais un confort, une économie, une facilité. Il s’agit que cet état offre des possibilités que n’offre pas l’état ordinaire réveillé, qu’il permette de sortir de certains schémas, et de se reposer. Si c’est pour induire des crises de convulsion, ou des danses rituelles, alors il ne s’agit pas d’hypnose. L’hypnose doit “permettre” des choses que ne permet pas la veille.
Il en résulte qu’il y a dans l’hypnotisme avec une complication plus grande quelque chose d’analogue à ce que nous avons vu dans la suggestion. Il y a un arrêt, une suspension de la conscience personnelle normale, une modification de cette tension particulière que nous considérons comme la veille et qui était en équilibre instable et en même temps un appel, une évocation d’autres tendances élémentaires dont l’activation va remplacer celle des tendances supprimées. C’est quelquefois une autre vie, un autre caractère, une autre mémoire qui est évoquée à la place de la conduite ordinaire ; pour déterminer l’hypnose on profite encore de la disposition de certaines tendances à s’activer d’une manière automatique à propos de la moindre stimulation. »
Cette toute dernière partie nous parle de l’induction. Du moins l’évoque-t-elle. Nous savons désormais que l’hypnose est :
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un état où je cesse de me comporter comme d’habitude pour connaître de grandes modifications de mon état mental
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qui est provoqué par l’action d’une autre personne
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qui entraîne une continuité seconde et parallèle de ma mémoire, caractérisée par un certain degré d’amnésie
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et durant lequel je cesse de me comporter comme d’habitude pour me comporte d’une certaine manière propre à l’hypnose, qui soit plus « commode » et disponible que la veille.
Mais comment alors provoquer cet état chez une personne ? Et bien en agissant sur des leviers qui existent déjà chez elle. En déclenchant des comportements automatiques déjà disponibles chez elle. Si on me tend un verre d’eau, par automatisme, je peux le prendre et boire. Ca ne suffit pas pour dire que je suis en hypnose. Mais si on continue d’agir de cette façon, on réveille chez moi l’automatisme d’une manière qui va façonner un état général confortable et actif qui pourra, sous certaines conditions devenir l’hypnose.
Et c’est bien ainsi que, au XXème siècle, on a amélioré les techniques d’hypnotisation en les basant majoritairement sur ce principe simple : provoquer un automatisme facile pour le sujet, et déjà disponible hors transe ; puis un second un peu moins facile, et un peu plus ambitieux ; puis un troisième, et caetera. Jusqu’à entraîner, tel un sportif ou un musicien, le sujet à être capable d’accomplir par l’automatisme et en réponse à notre demande des choses qu’ils ne se pensaient même pas capable d’accomplir. Alors il commence à être dans l’hypnose. Et en continuant suffisamment, il entrera même dans une hypnose profonde digne de ce que décrit Pierre Janet. Et c’est dans cet état que des perspectives formidables s’ouvrent pour l’apprentissage et la thérapie.