En 1820, le baron de Cuviliers (1755-1841) a le premier fabriqué le mot « hypnose » sur la base du suffixe -ose qui désigne une condition (comme dans narcose, névrose ou psychose) et du nom propre Hypnos.
Fils de Nyx (la nuit) et frère de Thanatos (la mort), Hypnos est le dieu du sommeil dans la mythologie grecque. Lui et Nyx engendrèrent Morphée, dieu des rêves. Hypnos a le pouvoir d’endormir les gens, mais également les dieux.
Alors pourquoi fabriquer ce terme au demeurant si poétique ? Pour désigner la condition déjà nommée « sommeil »? Probablement pas. Mais plutôt la condition particulière dans laquelle se trouve celui qu’une autre personne, tel un dieu Hypnos, vient d’endormir. Ce qui résulte de l’action d’endormir quelqu’un.
Et qu’est-ce qui résulte de l’action d’endormir quelqu’un ? Qu’est-ce qu’on obtient lorsqu’on cherche à faire dormir une personne ? Du sommeil ? Et bien pas nécessairement. Cela dépend beaucoup de la méthode, du contexte, du moment, de la personne qui endort et de celle qui est endormie. Les résultats à cette tentative peuvent prendre beaucoup de formes (et c’est tout le problème).
En très gros, Cuviliers a appelé “hypnose” un état qu’on observait lorsque, par la suggestion (ordres, passes, incantations, rituels, etc…), on pressait une personne de s’endormir.
Mais le contexte de l’expérience était rarement propice à ce que la personne, en réponse à cette suggestion, s’endorme aussi bien qu’elle le fait la nuit. Si on demande à une personne de dormir mais que c’est en plein jour, qu’elle est debout, qu’elle a les yeux ouverts, qu’il y a des bruits autour, qu’on lui demande non pas d’une voix qui berce mais d’une voix qui réveille, elle pourra, ou bien s’avouer incompétente à satisfaire nos attentes, ou bien s’efforcer comme elle le peut d’imiter le sommeil au maximum. Mais en fonction de ces contraintes de contexte et du talent naturel de la personne, elle n’obtiendra qu’un résultat très partiel. Et c’était déjà le cas à l’époque du baron de Cuviliers.
On attend qu’un sujet s’endorme. Il comprend, parce qu’on lui dit (suggestion directe), parce qu’on lui fait comprendre (suggestion indirecte) ou parce qu’il l’imagine, qu’on attend de lui que, à tel ou tel signal, il s’endorme plus ou moins vite. Ceux qui répondent consciemment à cette attente, c’est-à-dire qu’ils simulent, singent, miment le sommeil, sont rares. La plupart des sujets soumis à une telle attente, suggérée selon une méthode établie (hypnotisme), développent certains aspects cognitifs supposés être une réponse adéquate, c’est-à-dire supposés ressembler au sommeil. Et parfois, c’est le cas (production de rêves, surdité, paralysie, anesthésie, mutisme, somnambulisme, dépersonnalisation, etc…). Parfois, on obtient simplement une forme de pensée primaire dans un corps très actif semblable aux transes observées dans d’autres pratiques.
A certaines époques, il arrivait qu’en réponse à la suggestion de « dormir », les hystériques s’abandonnaient à leurs crises. Parfois, ne sachant comment proprement « dormir » dans un tel contexte, des sujets se figeaient dans une catalepsie totale jusqu’à nouvel ordre. Parfois, les sujets développaient tout une vie « seconde », une autre personnalité, juste pour le temps de ce faux sommeil.
Ces réactions diverses, on comprendra un peu plus tard qu’elles étaient beaucoup le fait de la suggestion, et qu’elles dépendaient beaucoup du discours de l’hypnotiseur et de sa méthode, ainsi que des idées préconçues du sujet, notamment dues à « l’air du temps ». Le sujet ne fait pas seulement ce qu’on lui demande de faire : il fait ce qu’il croit comprendre de ce qu’on lui demande de faire, même s’il n’a pas forcément le sentiment d’obéir volontairement (c’est pourtant le cas).
Alors qu’on parlait souvent de « sommeil partiel provoqué » (ce qui veut tout dire et rien dire à la fois : quelle partie du sommeil ?), il était important de créer un nom pour désigner toutes ces réponses. « Hypnose » s’est donc imposé comme un joli nom pour désigner « l’état que développe une personne à qui l’on suggère de s’endormir ». LES états plus exactement. Et plus généralement, de nos jours, non plus seulement les états mais « les réponses que développe une personne à qui l’on suggère de dormir », aussi bien comportementales que cognitives ou chimiques. Mais aujourd’hui qu’on rechigne à dire le mot « sommeil » dans l’hypnose, celle-ci est devenu « les réponses que développe une personne à qui l’on suggère d’entrer dans un état d’hypnose ». Ce qui est possible maintenant que le mot a trouver un sens dans l’inconscient populaire.
Cela dit, on peut bien suggérer encore une autre condition. De nos jours, si l’on demande à une personne non pas de « dormir » mais d’entrer dans une « transe », ou bien de « devenir ivre », ou encore un autre état second, le résultat partiel obtenu est souvent appelé « hypnose » quoi qu’il en soit. Alors on nomme souvent hypnose « toute réponse que développe une personne à qui l’on suggère d’entrer dans une condition altérée, qui résulte habituellement d’une autre action que la suggestion ». Mais laissons cela, qui devient un peu complexe pour revenir à la question du sommeil.
Nous parlons de réponse partielle, mais chez certaines personnes naturellement douées pour cela, ou entraînées dans ce sens, ou encore mises dans des conditions favorables, la réponse, lorsqu’on leur demande de « dormir » ressemble beaucoup à du sommeil. L’imitation peut aller jusqu’aux ondes cérébrales, et parfois même à la perte du lien avec l’hypnotiseur. Alors la personne s’endort « vraiment » et elle ne se réveille qu’à la fin de sa sieste. Mais une conformité si totale avec le sommeil nocturne est rare. Le plus souvent, il reste ce que l’on nomme un « rapport », ce lien, cette connexion entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé.
Si le rapport est maintenu, c’est-à-dire que l’endormi continu d’écouter celui qui l’a endormi comme il continuerait d’écouter la télévision s’il s’était endormi devant, il reste alors à l’écoute de ce qu’on attend de lui. Si on lui demande de rêver d’une promenade en forêt et que son imitation du sommeil était allée jusqu’à développer une activité onirique, il suivra sûrement cette suggestion et rêvera d’une promenade en forêt. Si son imitation a aboutit à cet état de sommeil dans lequel certaines personnes, somnambules, sont capables d’accomplir des tâches, voire de tenir une conversation sans pour autant se réveiller, alors l’hypnotiseur pourra avoir une conversation avec lui ou lui demander de faire certaines choses sans pour autant qu’il se réveille, ni qu’il s’en souvienne au réveil. On appelle cet état « somnambulisme hypnotique » ou « hypnose somnambulique ». Dans cette condition, d’ailleurs, il ne sera pas bien difficile de lui demander de développer une anesthésie, des hallucinations, de « devenir » temporairement une autre personne, de redevenir lui à un âge antérieur, d’oublier ou de se souvenir de quelque chose, ou toute autre possibilité dans ce genre.
Mais ça n’a rien d’automatique. Chaque personne peut développer certaines capacités dites « hypnotiques » et ne pas en développer d’autres. Une personne qui développe parfaitement la capacité qu’on a tous, en dormant, de devenir comme sourds aux sons venant de l’extérieur, pourra très bien ne pas parvenir à être insensible à un contact sur sa peau, même léger – caractéristique pourtant tout aussi naturel du sommeil (en effet, on ne ressent pas ses draps la nuit durant lorsqu’on est bien endormi). Ou bien l’inverse, une personne pourra entendre tous les sons ambiants et parvenir très bien à devenir anesthésique, même les yeux ouverts.
C’est pourquoi l’histoire de l’hypnose est aussi l’histoire de l’échec à labelliser et à catégoriser ces différents états de sommeil partiel. Ils sont très différents, et pour chacun uniques. Beaucoup de chercheurs ont même cru pouvoir établir des échelles de « profondeur de l’hypnose », c’est-à-dire différents degrés de succès de l’imitation. Une échelle populaire au XIXème siècle proposait que le stade le plus incomplet d’hypnose correspondrait à une imitation de la passivité du dormeur, plongé dans un état sans pensée et sans initiative. Puis un second stade correspondrait à l’état du dormeur qui rêve, très actif, du moins le croit-il, dans un monde imaginaire. Puis un troisième stade correspondrait à l’imitation du somnambule, capable d’être « comme réveillé » sans l’être vraiment. Mais cette échelle, comme toutes les autres, ne tient pas compte de l’extrême variabilité des réponses d’une personne à une autre et d’un hypnotiseur à un autre.
C’est aussi parce que ces réponses sont multiples et que beaucoup de personnes réagissent à cette suggestion de dormir hors contexte en n’ayant même pas vraiment l’ « air endormi » (ni réveillé non plus dans la plupart des cas) qu’on a fini par nier tout cousinage entre les états appelés « hypnose » et le sommeil nocturne que nous connaissons tous.
Il me semble pourtant important de rendre à la suggestion du sommeil ce qui lui appartient dans l’histoire de l’hypnose. Si l’obsession de l’époque avait été d’imiter, de provoquer artificiellement et par une cause externe non pas un sommeil mais l’ivresse éthylique par exemple, alors l’histoire aurait peut-être été différente.
Mais le sommeil est l’expérience la plus commune (tout le monde dort) et la plus quotidienne d’une condition radicalement différente de l’éveil, radicalement altérée. Chaque nuit, nous accomplissons sans effort et avec perfection des distorsions de nos perceptions (comme nous couper totalement du monde extérieur, ou rêver, ou ne pas voir les heures passer) et des distorsions de notre personnalité (comme revivre un événement de l’enfance, ou se prendre pour quelqu’un d’autre), ou de la mémoire (oublier les rêves, revivre un souvenir). Sans parler des libertés qu’on prend avec la réalité (traverser les murs en rêve, voler…) et des idées nouvelles qu’on adopte.
Parce qu’on a voulu endormir les autres mais sans les laisser se coucher dans leur lit, on n’est parvenu qu’à un résultat partiel. Et miracle du hasard, un échec devenant l’occasion d’un succès que l’on ne recherchait pas, on a pu alors exploiter en les guidant les compétences nocturnes des personnes. Or ces compétences permettent beaucoup de changement, et notamment un travail thérapeutique.
La psychothérapie bénéficie des états altérés, et on a même utilisé l’éther, le chloroforme, l’alcool et autres substances pour mener des thérapies. En effet les suggestions, dans ces états, sont interprétées avec un vécu propre à créer une compréhension nouvelle et une amélioration de la condition psychique. Une personne à qui l’on suggère de repenser à tel traumatisme de son enfance pourra adopter un angle nouveau qui ne correspond pas aux structures de pensée habituelles qui sont les siennes dans son état d’éveil ordinaire. Une personne à qui l’on suggère de s’imaginer en train de prendre la parole avec aisance devant cinq cents personnes pourra rêver cette expérience, avec une implication émotionnelle forte, « comme s’il y était », et développer une véritable assurance maintenant qu’elle sait de quoi il s’agit.
Or, c’est ce que permettent aussi les hypnoses, mais qui, elles, sont des états naturels (induits sans produit chimique) et sans effets secondaires indésirables. Ces faux sommeils, souvent très partiels, mais guidés, se sont très vite présentés comme de parfaits alliés à la suggestion thérapeutique. Dés lors que certains ont commencé à utiliser l’hypnose en remplacement d’états induits chimiquement dans le but de donner des suggestions efficaces à leur patients, ils ont posé les bases de ce qu’ils ont rapidement appelé « psychothérapie » (c’est-à-dire « soigner par l’esprit »).
Aujourd’hui, la psychothérapie se pratique sous bien des formes (réflexion, conversations, monologues, exercices, pratiques corporelles, pratiques artistiques, écriture autobiographique, analyse, jeux de rôle, etc…). Et l’hypnothérapie, bien que pionnière du genre, est une méthode parmi un grand nombre d’autres. Ce qui est formidable, c’est que le recours à certaines caractéristiques du sommeil pour aider le changement en profondeur permet d’intégrer un usage de l’hypnose à quasiment toutes les autres formes de pratiques psychothérapeutiques, même s’il ne s’agit jamais vraiment d’ « endormir » l’autre.
L’intuition de tenter d’endormir les gens, plutôt qu’une erreur, était probablement le coup de génie de l’hypnose, un tour d’ouvre-boîte dans une boîte de pandore qui rendait potentiellement disponibles d’un coup tous les phénomènes du sommeil. C’est bien le pouvoir d’Hypnos, malmené par de simples mortels, qui a offert l’éventail de pouvoirs naturels, devenu l’hypnose d’aujourd’hui.
Bien sûr, pour en prendre conscience, il a fallu attendre qu’on comprenne l’importance de la suggestion : ce qui compte, c’est ce que l’autre comprend de ce qu’on attend de lui.