La suggestion permet de provoquer chez les individus comme sur les groupes différents phénomènes de persuasion, d’auto-persuasion, de contrôle, de distorsion de la perception ou de l’interprétation, de distorsion de la mémoire, etc… On peut notamment, par la suggestion, provoquer chez une personne une anesthésie d’un membre, une amnésie, un faux-souvenir, un comportement involontaire, un comportement automatique, une sensation, une hallucination, une illusion, une dépersonnalisation, une abréaction, etc… On peut aussi, par la suggestion, stimuler une condition mentale particulière, une euphorie, une ivresse, un blocage de l’attention, un sommeil léger, un sommeil profond, une hypnose, etc… La suggestion permet aussi d’induire artificiellement et de façon contrôlée un des phénomènes naturels de la conscience parmi les plus fascinants : la distorsion de la perception du temps (DPT).
Le phénomène naturel
Nous disposons d’un sens interne qui nous permet de « sentir » et de mesurer l’écoulement du temps. C’est la Perception du Temps, dont les mécanismes sont toujours plein de mystères pour la science et dont la mesure expérimentale pose de grosses difficultés. Cela dit, il est facile à mettre en évidence que la mesure mentale du temps est très variable et approximative. Si vous mettez une personne dans une pièce, et, au bout d’une heure d’attente, vous lui demandez depuis combien de temps il est dans cette pièce à attendre, vous obtiendrez des réponses extrêmement variables. Il est possible que la personne croit attendre depuis seulement une vingtaine de minutes, ou bien depuis plus de deux heures. Si vous modifiez un paramètre, par exemple, vous ajoutez de la musique, ou bien vous éteignez la lumière, ou encore vous prévenez la personne qu’on lui demandera combien de temps s’est écoulé, ces changements joueront sur son attitude d’attente de telle sorte que l’estimation sera différente. Et si vous reproduisez l’expérience dans les mêmes conditions avec la même personne, le résultat peut très bien être radicalement différent.
Une minute avec un doigt coincé dans une porte peut sembler interminable. Une heure de rire avec des amis passe comme un éclair. Une semaine de vacances passe parfois plus vite qu’une journée de travail.
Le degré de concentration ou d’absorption de l’attention joue énormément.
Le rôle de la mémoire :
Lorsque nous passons huit heures d’affilée à dormir, nous ne nous ennuyons pas une seconde. Au réveil, hormis peut-être quelques bribes de rêve, il ne nous reste aucun souvenir de ces longues heures de sommeil. Il y a le moment où l’on s’endort, et tout de suite après, comme par un effet d’ellipse, un montage, le moment du réveil. Cela ne signifie pas que la conscience soit absente du sommeil, mais qu’une amnésie fait disparaître au réveil toute trace de cette conscience. C’est une nuance chère à Bernheim et à ses disciples.
A contrario, un rêve, qui se fabrique en quelques secondes peut nous donner l’impression d’avoir vécu une scène très longue. Je peux m’assoupir une minute et rêver d’une longue promenade d’une heure. A mon réveil, je n’aurais pas forcément la certitude d’avoir dormi une heure, car une amnésie partielle rétablit en général une partie de la vérité. Mais sous l’influence suggestive de la longueur de cette promenade rêvée, j’aurais tout de même bien du mal à croire que je ne me sois assoupi qu’une courte minute. Là encore, cela ne signifie pas que durant toute cette minute mon cerveau était en état de « distorsion du temps » et en état de rêve. Il est possible que cette longue promenade soit une sorte de faux souvenir, installé en un instant en moi au moment de mon réveil. Mais pour moi, le résultat est le même.
Et c’est précisément ce dernier phénomène de DPT qui a intéressé l’hypnose et notamment le docteur Milton Erickson dans ces travaux expérimentaux.
Explication de la DPT par l’état de la conscience :
On peut expliquer la DPT par l’état de l’attention ou de la conscience. Mais on peut tout aussi bien expliquer l’état de conscience d’un individu par sa perception du temps (ce qui me semble plus convenable).
Prenons une illustration : Dans un parc, Norbert est assis sur un banc le long d’une allée. Devant lui défilent les joggeurs, les enfants qui jouent, les parents qui poussent les poussettes, et quelques canards qui se dandinent.
D’abord, Norbert est attentif à l’ensemble de la scène qui se joue autour de lui. De tout ce que son cerveau perçoit et pense, il n’est attentif qu’à l’ensemble des informations concernant les personnes qui l’entourent. Absorbé qu’il est par ce qui se passe autour de lui, il en oublie la douleur que le dossier du banc inflige à son vieux dos.
Or, pour percevoir tous ces mouvements autour de lui, Norbert doit être dans une perception du temps qui correspond au temps social. Il est dans un état dit « réveillé », une attention au monde qui l’intègre à celui-ci.
Devant Norbert, un enfant passe déguisé en Apache. Norbert se prend à imaginer qu’il serait lui-même un chef indien galopant dans les plaines derrière un troupeau de bisons. Pour Norbert, l’espace d’un instant, les joggeurs n’existent plus, les poussettes et les canards non plus. Il n’est plus sur un banc, mais sur un cheval. Cela devient la réalité, l’espace d’un instant. Alors le temps qu’il perçoit n’a plus à être en adéquation avec le temps imposé par les mouvements des autres autour de lui. Le monde, celui de la plaine et des bisons, il le crée en imagination, et il le perçoit par ses sens internes. Alors il peut, involontairement, inconsciemment, se mettre d’accord avec lui-même pour que les secondes dans cet autre monde soient d’une autre longueur. Et lorsque, sur sa montre à son poignet, une seconde s’est écoulée, pour lui, sur son cheval, il a chevauché une minute entière sur la plaine.
Sa perception du temps n’étant plus calée sur le monde extérieur, il lui est impossible de percevoir celui-ci. Etant calée sur une autre expérience, projetée sur l’écran de son imagination, c’est maintenant elle qui s’impose comme la réalité.
Mais voilà que le petit indien qui lui courait autour lui lance sans le vouloir une de ses flèches en mousse au visage. L’attention de Norbert est aussitôt projetée sur son visage, puis sur la flèche, puis sur l’arc en plastique et le petit indien qui se cache derrière. Tout-à-l’heure, il croyait sincèrement chevaucher derrière les bisons. Maintenant, il soutiendrait qu’il ne l’a jamais cru, qu’il a toujours su que ça n’était qu’une vague rêverie. Il en a d’ailleurs oublié tout à coup la plupart des détails. Son temps s’est recalé sur le temps extérieur (le langage commun appelle cela « se réveiller »). Et il lui est désormais impossible de le déformer à nouveau volontairement pour se replonger de son gré avec autant de réalité dans son rêve.
Alors Norbert tire de sa poche un roman policier qu’il a à peine entamé. Il se plonge dans cette lecture. Mais il y a tellement d’agitation autour de lui que se mélangent dans sa conscience l’imagination qu’il fait de son roman, et les perception de la réalité du parc où il se trouve. Les deux temps se superposent, empéchant une DPT suffisante pour entrer dans l’illusion totale du roman. Il se lève et choisit un banc plus tranquille pour lire. Désormais, son attention consciente est tout dédiée à sa lecture. Sa perception du temps se cale sur le temps du roman, et plus rien n’existe autour.
Selon sur quel objet est centrée l’attention, et avec quelle intensité, la perception du temps peut être plus ou moins libre de varier. Et plus la perception du temps s’éloigne de celle ordinaire du monde social, plus nous sommes coupés du monde extérieur qu’il devient impossible de percevoir. Nous sommes « déconnectés ». Décentrés. Déphasés.
L’hypnose décentre l’attention (état modifié de la conscience). En tant que telle, une hypnose partielle rend difficile l’attention aux choses extérieures et privilégie les expériences plus subjectives des sensations, des illusions, et de l’imagination. Et une hypnose plus complète nous coupe totalement de l’extérieur. Ceci s’accompagne en général d’une DPT profonde, souvent liée à une amnésie. Alors, la personne sortant de l’hypnose a le sentiment que l’expérience a duré très peu de temps, en ayant oublié la majeure partie.
Mais si, durant cette hypnose profonde, suggestion a été donnée d’imaginer telle scène dans le moindre détail. C’est souvent le phénomène inverse qui apparaît. Réveillée après seulement quelques minutes, la personne peut spontanément jurer avoir été hypnotisée pendant tant de temps qui corresponde au temps nécessaire à cette scène détaillée parfois plusieurs heures.
Plus la DPT sera grande, c’est-à-dire, plus le temps sera différent du temps de référence du réveil, et plus il sera possible de ne pas seulement « imaginer une scène » mais de la vivre dans une illussion totale de réalité.
Une suggestion permettra d’éviter qu’au réveil l’amnésie entraîne une disparition trop radicale du réalisme du rêve. Il suffit de suggérer au sujet de se réveiller avec un souvenir très détaillé, très vif et presque réel de son rêve. (ne pas suggérer qu’il semble réel ; il est important de conserver la capacité à distinguer imagination et réalité)
L’entraînement à le DPT
Il existe des entraînements spécifiques et progressifs permettant de creuser et de maîtriser la distorsion de la perception du temps de sorte qu’une personne entraînée pourra, à sa guise, entrer quelques secondes dans un état de conscience second (se couper totalement de l’extérieur) et, durant ces quelques secondes, prendre le temps de vivre mentalement quelques longues minutes.
Erickson décrit une violoniste qu’il avait entraînée et qui, en fermant les yeux seulement quelques minutes, passait mentalement plusieurs heures à s’entraîner au violon (qu’elle pouvait vraiment sentir et entendre comme si c’était réel, donc ce qui constituait un entraînement réel pour elle). Ainsi, ses obligations et son voisinage l’empêchaient de travailler son violon plusieurs heures par jour. Mais grâce à cela, elle atteignait de nombreuses heures d’entraînement quotidien et ses progrès sont devenus fulgurants.
Je peux raconter, entre beaucoup d’autres, le cas d’un judoka, entraîné à la DPT. Après chaque prise, il faut se relever et repartir pour une nouvelle prise. Ce judoka entraîné ferme les yeux une seconde. De l’extérieur, on le voit à peine cligner longuement. Et durant cette seconde, il dispose d’environ soixante-dix secondes « mentales » pour réfléchir à son prochain coup, ce qui est très long.
Un autre exemple est celui d’un joueur d’échec amateur très bon dans les parties non chronométrées mais complètement incapable de jouer avec une pendule qui limite le temps de réflexion avant chaque coup. Un entraînement à la DPT lui a permis de réfléchir longuement chaque coup en ne laissant s’écouler que très peu de temps sur l’horloge et de dominer cette discipline.
Mesurer la DPT est simple et beaucoup de petits exercices peuvent être imaginés pour cela. Une fois une personne entraînée à la DPT, vous lui dites quelque chose comme : « Quand je vous dirai TOP, vous fermerez les yeux et entrerez dans votre imagination profonde, vous aurez une montre à votre poignet, vous la regardez et suivrez la trotteuse des yeux. Une fois une minute écoulée, vous ouvrirez les yeux. » Et vous chronométrez de l’extérieur combien de temps s’écoule entre le moment où il ferme les yeux et le moment où il les ouvre. Vous réitérez l’expérience sur différentes longueurs de temps. Et vous pouvez facilement calculer un coefficient moyen de DPT.
Il est à noté qu’une grande DPT est à manier avec précaution. L’activité mentale consomme de l’énergie. Or une personne qui a peu d’activité intellectuelle ou d’imagination durant 1 minute sera moins fatiguée qu’une personne qui aura passé cette minute à réfléchir intensément. Or, une personne qui passe dix minutes à résoudre des problèmes ou à accomplir des tâches mentalement pendant ce qu’elle perçoit comme étant 10 longues heures d’activité en ressentira une certaine fatigue. Il est important de tenir compte de ce paramètre pour ne pas abuser des DPT et surtout ne pas donner des instructions qui impliquent trop d’activité.
Celui qui accompagne une personne dans l’entraînement à la DPT ne manquera pas de lui suggérer le repos nécessaire.
Maintenant, imaginez toutes les applications que vous pourriez faire d’une telle capacité à la distorsion du temps (et partagez les en commentaires).