Hypnose, subjectivité et doute.

Voici un texte d’introduction rédigé il y a quelques années pour un article, et que j’ai ressorti récemment pour introduire un atelier. A la demande des certains participants, je le poste ici. Évidemment, hors de son contexte, il n’est pas à prendre comme une parole dogmatique, malgré le ton parfois définitif de certaines affirmations.

Vous y trouverez toutefois en résumé : la conception de la personnalité, des états de la conscience, de l’induction de l’hypnose, de la nature des phénomènes hypnotiques, la question de la profondeur et des différents types de transe, du rôle de l’hypnothérapie et du recadrage hypnotique et d’autres notions encore.

J’attends vos réactions et commentaires.


 

“Afin de vivre dans une relative communauté de réalité avec ses congénères, l’humain acquiert tout au long de son développement et même ensuite à l’âge adulte certains repères qui constituent une base à sa personnalité, un certain rapport à la réalité. Comment il voit les couleurs, comment il entend les sons, comment il reconnaît les autres humains, comment il parle, qu’est-ce qui est certain et qu’est-ce qui ne l’est pas, qu’est-ce qui lui semble bon ou mauvais, comment il se représente l’espace dans lequel il bouge, comment il perçoit ordinairement le temps qui passe, etc… etc… Bien sûr ces rapports changent durant sa vie et en fonction des moments, mais il reste une « logique générale », une certaine constance, voire une consistance, qui est sa « personnalité ».
     Or, s’il vivait seul dans un endroit désert, toute sa vie, aurait-il besoin d’appeler un chat un chat, ou pourrait-il le désigner chaque jour d’un nom nouveau ? Ne pourrait-il pas vivre dans une lenteur telle que chaque journée semble s’écouler comme une minute, et toute une vie comme une seule journée ? Ou l’inverse.
     Et bien, quand je suis « réveillé », je suis plongé dans un monde, extérieur à moi, auquel je me confronte, auquel je me cogne en permanence, et auquel je m’adapte inconsciemment. Bien sûr, je l’interprète, à ma sauce. Mais dans la marge qu’il reste pour ne pas être « fou ».
     Et si cet arbre, je le voyais soudain devenir une girafe, si cette journée me semblait être une longue nuit sous un ciel vert émeraude, si les personnes qui me parlent français, je les entendais tout-à-coup siffler comme des oiseaux, si je me prenais moi-même pour un animal fantastique, un griffon ou une coquecigrue. Et si ce n’était pas seulement de l’imagination, mais une façon pour mon cerveau d’interpréter les données de mes sens avec beaucoup de libertés ? Si je percevais cela comme la réalité extérieure ? Alors on me dirait fou ?
     Sauf si je dors, n’est-ce pas ? En rêve, si je nage dans une mer de nuages, je ne me dis pas « je suis en train de rêver que je nage dans une mer de nuages», sauf rares sursauts de conscience réflexive, mais plutôt je nage, vraiment, dans une mer de nuages. Je ne le pense pas, je le vis. C’est ce que fais mon corps, ici et maintenant. Et j’oublie complètement mon corps « physique », mollement abandonné dans mon lit. J’oublie ma chambre. J’oublie l’heure de la nuit qu’il doit être. J’oublie que je dors. Je nage. Dans une mer de nuages.
C’est seulement au réveil que je peux me dire « Ce n’était qu’un rêve ».
     En rêve, ma réalité est déplacée vers d’autres repères, d’autres lois, un autre espace, un autre temps. Et comme je ne me cogne à rien d’autre qu’à ma propre logique, je peux parler à une personne qui n’est personne, je peux attraper un coup de soleil en pleine nuit, je peux à la fois boire un café chez moi et marcher dans une rue à l’autre bout du monde, je peux passer d’une pièce à une autre sans ouvrir la porte, je peux commencer une phrase quelque part, et la finir dans un autre décor, je peux me souvenir du futur, etc… Et tout cela est parfaitement normal ?
    Il s’agit d’une expérience subjective, puisque intérieure, et donc, parfaitement libre de s’affranchir des lois du monde dans lequel je suis quand je suis « réveillé ».
       Et bien voilà pourquoi on peut oser dire que l’hypnose est, d’une certaine façon, un sommeil. Parfois seulement un sommeil partiel, parfois complet. Si l’hypnotiseur la trouve, l’hypnose qu’il induit, si différente du sommeil nocturne, c’est qu’il n’a de cesse de demander qu’il s’y passe ceci ou cela conforme à son attente. Il la modèle afin qu’elle réponde à sa définition. Il la pique de suggestions, ces aiguillons visant à susciter des réactions. Pour d’autres raisons, l’hypnose, en certains points diffère du sommeil, mais en d’autres lui est parfaitement semblable. Et voilà pourquoi on peut oser dire que l’hypnose est, d’une certaine façon, un sommeil.
      Si l’éveil est l’oubli de soi dans un monde extérieur à nous, l’hypnose est un rappel à soi dans ce monde. Puis un rappel à soi dans un monde intérieur. Puis un oubli de soi, à nouveau, mais dans un monde intérieur qu’on peut prendre, de plus en plus, pour un monde extérieur.
     Voilà les quatre états de l’illusion. Je vis en m’oubliant. Puis, entrant dans l’hypnose, je réalise que ce monde extérieur est soumis en permanence à ce que j’en fais, la façon dont je me le représente. Alors prenant des libertés, je construits en moi un autre réel, totalement soumis à moi. Et m’y plongeant tout entier, j’oublie qu’il n’est qu’une fiction, je m’y laisse prendre, je le vis vraiment.
Et l’expérience complète de l’hypnose et celle du rêve ne diffèrent en rien.
     C’est pourquoi l’expérience complète de l’hypnose dans laquelle on invite la personne en hypnose à agir ou à parler, et, en se cognant à quelques bribes de réalité, à conserver pourtant la plus entière possible son illusion intérieure, on la nomme « somnambulisme ». Un somnambulisme provoqué mais semblable à l’existence automatique du somnambule naturel qui ne réveille de lui au monde réel que le strict nécessaire, laissant tout le reste endormi.
    L’hypnose est ce moment où, même sans dormir comme on le fait nuitamment, on est autorisé, sans risquer l’internement, à voir l’arbre devenir une girafe, à admirer le beau vert émeraude du ciel, et à s’étonner que les français sifflent leur langue tantôt comme des merles et tantôt comme des pinsons.
     A quoi bon ? Pour la joie de sortir, le temps d’une transe, du cadre rassurant de la lucidité, qui n’est qu’une illusion partagée et autorisée. Mais aussi parce que, parmi les lois qui régissent mon rapport au monde, ma façon de le percevoir, de le comprendre et d’y agir, il en est qui, héritées d’une histoire personnelle souvent maladroite, parfois chaotique, en tout cas subie dans une grande part, me poussent à vivre les choses comme je ne souhaite pas les vivre. Et parfois pire : à les penser au lieu de les vivre. Les ruminer jusqu’au dégoût au lieu de les goûter avec délice. Et pas seulement les choses qui se présentent à moi, mais quelque souvenir ancien, ou quelque moment futur que j’anticipe avec inquiétude.
     Et si l’espace d’un instant, celui d’une transe, je pouvais être régi par d’autres lois ! Si ma personnalité pouvait s’organiser selon d’autres repères, ou bien se dissoudre dans une liberté absolue de « délirer sans être fou » ! Si je pouvais, l’espace d’un instant voir « plus loin que le bout de mon nez » ! Adopter un autre regard. Celui d’un enfant ? Celui d’un vieillard ? Celui d’une personne très différente de moi ? Celui de personne ? Celui de tout le monde ? Celui d’une pierre ou d’une goutte d’eau ? Celui du temps ? Ou hors du temps ?
     Ou bien si je pouvais cesser de voir les choses par les yeux de ma mère, de mon père, de l’enfant que j’étais, de l’adulte que je pensais devoir être, de celui que j’aurais aimé devenir, ou de telle personne que j’admire et dont je veux gagner l’admiration ? Si je pouvais faire, l’espace d’un instant, celui d’une transe, l’expérience étrange, et qui pourtant ne devrait pas l’être, de voir les choses par mes propres yeux, et de les vivre dans mon propre corps !
Qu’est-ce que cela m’apprendrait ? Quelle trace en resterait-il au sortir de cette transe ?
     En retournant, au moment du réveil, à mes repères, à mes automatismes ordinaires, quel infime mécanisme défectueux aura été remplacé par un autre, neuf, et qui me permette à nouveau de vivre mieux le monde où je suis, tel que cela me rend heureux, fier, et me permet de moins me penser, de m’oublier, de jouir ?
     Voilà tout le projet de l’hypnose, véritable excursion hors du monde pour mieux y retourner.

     Et la porte qui ouvre vers cet intérieur – qui est en fait un véritable « plein air » pour l’âme – consiste, comme nous l’avons vu, à quitter les repères, sortir du vrai et du réel, ne plus être sûr de rien, laisser les réalités se distordre, se muter, avec fantaisie. La porte de l’hypnose, c’est la désagrégation du moi, l’ouverture en grand du cadre de la personnalité, par une véritable mise en question des certitudes. La porte de l’hypnose, c’est le doute.”

Antoine Garnier


David Hume (1711-1776), dans son "Enquête sur l'entendement humain" pose les bases d'un usage radical du doute contre ce qu'on appellera plus tard les biais de la pensée et notamment l'illusion de causalité. Il va jusqu'à nier sa propre existence, anticipant l'expérience de désagrégation de la personnalité de Pierre Janet. Descartes avant lui se servit du doute pour explorer les évidences premières.

David Hume (1711-1776), dans son “Enquête sur l’entendement humain” pose les bases d’un usage radical du doute contre ce qu’on appellera plus tard les biais de la pensée et notamment l’illusion de causalité. Il va jusqu’à nier sa propre existence, anticipant l’expérience de désagrégation de la personnalité de Pierre Janet. Descartes avant lui se servit du doute pour explorer les évidences premières.

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