Synesthésie, hypnose, intuition et naïveté : une séance avec Rosalie

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chagallMercredi dernier, j’ai reçu en consultation individuelle un femme de quarante-deux ans que j’avais déjà vue deux fois auparavant : deux semaines et un mois plus tôt. Quand je lui ai demandé l’autorisation de poster un petit résumé de notre séance sur mon site personnel, elle en était ravie à condition que je change son prénom. Ce sont les frères Gershwin qui, par hasard, m’ont soufflé le prénom qu’elle portera dans ce compte-rendu : Rosalie.

La première fois que j’ai vu Rosalie, il ne lui a pas fallu plus de quelques phrases pour fondre en larmes. Aussitôt qu’elle me racontait son histoire, celle-ci lui revenait avec toute la charge émotionnelle accumulée autour. Les souvenirs étaient trop vifs encore, trop présents pour qu’elle pût me les raconter avec recul et distance. Alors, la première chose que je lui ai proposée, c’était de lui apprendre à « mettre les souvenirs à la bonne distance », afin de les faire défiler librement sur l’écran de sa pensée, même les pires, sans qu’ils ne suscitent d’émotion trop forte. Elle pourrait ainsi les « regarder en face », enfin, et pourquoi pas, si elle ressentait que cela pouvait la soulager, me raconter certaines choses de son passé.

Pour l’aider, je n’avais pas besoin de connaître les détails de son histoire personnelle. Cependant, elle devait se sentir ni obligée de me dire les choses, ni empêchée de le faire. Ecouter, c’est bien la moitié de mon travail. Alors j’ai précisé à Rosalie, comme le préconisait le Dr Erickson, qu’elle était parfaitement libre de me confier ce qu’elle voulait, au moment où elle le jugeait pertinent, ou bien de me cacher tout ce qu’elle ne souhaitait pas que je sache.

Quelques minutes d’hypnose plus tard, elle parvenait à me dire ce qu’elle avait sur le cœur. Certaines émotions montaient, bien sûr, mais restaient tout-à-fait raisonnables.

Cette façon de créer une distance, un recul, en lui faisant imaginer les choses difficiles sur un petit écran lointain, et les choses les meilleures sur un grand écran de cinéma, c’est un procédé tout bête et très classique mais que nous avons continué d’utiliser tout au long du travail que nous avons mené pendant nos deux premières séances, et qui portait sur différents troubles émotionnels qu’elle ne parvenait plus à contenir et qui se mettaient à handicaper sérieusement son quotidien.

À chaque séance, Rosalie me faisait la liste des changements qu’elle avait déjà pu observer, des plus minimes aux plus étonnants. Et mercredi dernier, après son rapport, très encourageant, je lui ai demandé sur quoi elle souhaitait qu’on avance durant cette séance. Bien que j’aie mon idée, en tant que professionnel, de ce qui serait une bonne prochaine étape dans notre stratégie thérapeutique, j’ai l’habitude de prendre en compte en premier lieu ce que la personne elle-même ressent intuitivement à ce sujet. Et le plus souvent, son avis est tout-à-fait raisonnable et pertinent, et nous fournit une piste de travail idéale.

Rosalie savait parfaitement ce sur quoi elle voulait travailler ce jour-là : sa relation aux hommes.

Rosalie avait accumulé les mauvaises rencontres. Elle se jugeait très naïve et influençable. En quelques compliments, un homme pouvait facilement se faire passer pour quelqu’un de bien inttentionné à son endroit. Et si un homme venait à la maltraiter, moralement ou physiquement, il pouvait en quelques arguments la convaincre de revenir vers lui. Elle comprennait la situation, et avec assez de finesse, mais toujours bien trop tard.

Dés notre première séance, il m’avait sauté aux yeux que Rosalie manquait cruellement d’esprit critique. Un test simple me l’avait confirmé.

– Vous venez de Dijon, c’est ça ?

– Oui, tout-à-fait.

– Et maintenant vous habitez Paris ?

– Oui.

– C’est plus simple de se repérer dans le métro à Dijon qu’à Paris n’est-ce pas ?

– Ah oui, c’est sûr, c’est plus simple.

J’ai laissé quelques secondes de silence, mais elle n’a eu aucune réaction ; elle n’a pas corrigé son erreur ; elle n’a pas ri de s’être laisser prendre. D’autres moments de nos conversations m’ont confirmé ce trait de personnalité. Ce manque d’esprit critique la pousse à prendre ce que l’autre dit pour argent comptant, et à douter systématiquement de ce qu’elle pense elle-même.

Le cas de Rosalie n’a malheureusement rien d’extraordinaire, et son récit, je l’ai entendu déjà bien souvent.

Quand elle avait une vingtaines d’années, il lui est arrivé de travailler un an comme serveuse dans un restaurant sans être payé. Le directeur lui répétait qu’elle pouvait lui faire confiance, qu’elle était une employée exceptionnelle et qu’il ne lui ferait jamais de mauvais coup. Quand il a tenté de profiter d’elle physiquement, elle a su lui tenir tête. Elle a aussitôt quitté cet emploi. Mais le directeur lui a téléphoné, en pleur, en lui expliquant toutes les misères de sa triste vie. Elle l’a cru et s’en est émue, si bien qu’elle n’a jamais intenté aucune action ni pour le harcèlement dont elle avait été victime, ni pour obtenir l’argent qu’il lui devait.

Plus récemment, un soir, elle a pris un taxi depuis le bureau où elle travaille comme secrétaire jusqu’à son domicile, en banlieue parisienne. Je ne préciserai pas les lieux afin d’être sûr qu’on ne la reconnaisse pas. Mais disons qu’il devait y avoir une vingtaine de minutes de trajet. Le taxi lui a demandé s’il pouvait, sur le chemin de la course, passer chez lui pour prendre une thermos de café. Il lui a expliqué à quel point il était dur pour lui de travailler toute la nuit sans son café. Elle a accepté.

Une quarantaine de minutes plus tard, ils se garaient dans une banlieue perdue et peu rassurante. Le chauffeur proposait de façon insistante à Rosalie de venir avec lui à l’intérieur le temps qu’il prépare le café. Il insistait, mais sans aucune agressivité. Mais comme elle refusait, il s’est absenté un quart d’heure. Puis il est revenu. Il a démarré. Il l’a conduite chez elle. Le trajet était très long. En tout, la course aura duré plus d’une heure et quart. Rosalie n’a pas osé dire quoique ce soit. Elle se sentait idiote d’avoir accepté ce détour. Dans son esprit, c’était sa faute, il n’avait pas été méchant, il lui avait demandé, et elle n’avait qu’à pas accepter. Elle a payé la course. Par chance, elle n’a pas oublié de demander la note qui lui permettra d’être remboursée par son employeur. Mais elle hésite encore à la lui donner.

Durant cette troisième séance, nous avons fait tout un travail de fond autour de sa relation aux hommes, et autour de sa naïveté. À chaque pensée qu’elle formulait en elle, une autre pensée, perfide, venait lui répéter « tu as tort », ou bien « tu ne vaux rien », ou encore « c’est déjà pas mal qu’il s’intéresse à toi », venant saboter toute confiance en son propre jugement, en sa propre intuition. L’origine de ce mal n’avait rien de mystérieux pour elle. Et pourquoi en particulier les hommes avaient le pouvoir de la faire redevenir un petite fille soumise et peureuse, elle le savait parfaitement bien.

Par certains accompagnements d’hypnothérapie appropriés à la situation, et après quelques émotions très fortes, nous avons obtenu que Rosalie se sente vraiment soulagée, apaisée.

Détruire le problème est une chose. Et on peut espérer que, sur le brulis de l’ancienne forêt, repousse naturellement les plus beaux arbres. Mais il est parfois bon de construire de quoi protéger les jeunes pousses, le temps qu’elles développent un tronc assez robuste et des racines bien profondes.

Et afin qu’elle se protège plus objectivement, j’ai proposé à Rosalie un petit exercice supplémentaire.

Seul, il n’aurait probablement pas suffit, car il n’agit que sur la surface des choses, sur le comportement. Mais en complément du travail de fond que nous menions, cela me semblait approprié.

Rosalie m’avait confié dans une séance précédente être une gourmande invétérée. En outre, elle adore cuisiner, surtout pour ses amies, ou pour ses deux adolescents. Rosalie est particulièrement douée pour développer des phénomènes hypnotiques sur une simple suggestion, et, bien que nous ayons beaucoup travaillé à augmenter sa résistance naturelle, elle reste très réceptive dans le cadre de notre séance. Alors, j’ai pu très facilement lui montrer comment elle pouvait développer des hallucinations gustatives. Il me suffisait de claquer des doigts pour qu’elle ressente dans sa bouche, un goût de pomme, de camembert, de vin rouge, de mangue, de frites, et puis tout une série de combinaisons plus élaborées, des souvenirs de plats qu’elle avait cuisinés. Elle disait qu’elle les sentait « comme si elle les avait dans la bouche pour de vrai ».

Nous avons ensuite continué l’exercice en lui faisant développer des hallucinations gustatives de saveurs désagréables.

Elle était capable avec facilité de ce qui pourrait, pour beaucoup de sujet plus retords, être un véritable prodige. Et pourtant, elle restait infichue de distinguer quand une personne lui mentait, ou cherchait à lui nuire. Et bien, qu’à cela ne tienne, nous allions partir de ce qu’elle savait faire, utiliser ce pour quoi elle était douée, pour lui permettre d’apprendre quelque chose de nouveau pour elle.

Tandis qu’elle était plongée dans une profonde et confortable hypnose, je lui ai simplement suggéré la chose suivante : « Lorsque quelqu’un vous parlera, si ce qu’il dit est neutre, vous pourrez ne ressentir aucune saveur particulière dans votre bouche, ou bien quelque chose de simple et agréable ; si ce qu’il dit est bon, vous pourrez ressentir un bon goût dans la bouche et qui corresponde très bien à ses paroles ; si ce qu’il dit est intéressant, une autre saveur apparaîtra, probablement très agréable elle aussi ; si ce qu’il dit est passionnant, encore une autre saveur délicieuse ; si ce qu’il dit est faux, s’il vous ment, un goût beaucoup moins harmonieux, peut-être un mauvais goût ; s’il cache de mauvaises intentions, vous serez peut-être dégoutée par le goût de ses mots ; si ses paroles sont méchantes, cruelles, ou encore si ce qu’il dit est bête, ou s’il se vante, vous ressentirez immédiatement une saveur qui corresponde au goût de ses paroles. »

Je lui ai demandé si elle était d’accord pour développer cette capacité. Elle en était enchantée. Cela semblait faire sens pour elle. S’appuyant sur sa façon à elle de fonctionner, de ressentir par les saveurs, cette stratégie mentale pouvait trouver une place de choix en elle, et s’avérer très efficace.

Ce procédé, consistant à associer un sens à un autre, ou à plusieurs autres, s’inspire de la synesthésie. La synesthésie est un phénomène spontané et naturel que l’on observe chez certaines personnes. Tel mathématicien associe pour chaque nombre une couleur. Tel musicien renifle l’odeur des sons. Tel cuisinier entend comment sonne telle ou telle saveur. Ils ne le font pas volontairement. C’est un « défaut de naissance », en quelque sorte, mais qui peut se révéler une qualité très intéressante.

La synesthésie était très en vogue après sa découverte au début du XIXème siècle, et a inspiré de nombreux artistes de l’époque. Par exemple, le pianiste russe Alexandre Scriabine, qui se disait synesthète lui-même et fasciné par le phénomène, avait conçu un clavier de piano où chacune des douze notes de l’octave était peinte d’une couleur unique et devait diffuser cette couleur. A chaque son correspondait une couleur. Et harmoniser les sons entre eux revenait à mélanger les couleurs.

La synesthésie est encore étudiée par la neurologie.

Et certains courants de psychothérapie et de pédagogie se sont appuyés sur le fait d’inciter les sujets à développer des synesthésies, artificielles, mais les plus automatiques possibles afin qu’elles deviennent un réflexe aussi naturel que chez un synesthète de naissance

Certains professeurs de musique incitent les enfants qui ont des facilités à visualiser les couleurs à exprimer de quelle couleur ils entendent tel son, ou tel harmonie. Ou bien quel goût ça a, si l’élève est plus à l’aise avec les saveurs. Ou encore quelle texture.

La synesthésie artificielle est aussi utilisée dans la gestion de la douleur. On interroge la personne sur la forme, la couleur, le mouvement, la texture, voire les sons, qui correspondent à sa sensation douloureuse. Puis, en faisant varier la couleur, ou en changeant le mouvement, ou en baissant le volume des sons, ou en appliquant encore d’autres modifications, on obtient que la douleur diminue ou disparaisse.

En thérapie, il existe encore de très nombreux usage de la synesthésie artificielle, et elle est la composante de base de nombreuses techniques, notamment des techniques de visualisation, mais pas seulement. Si on référençait toutes les techniques basées sur la synesthésie artificielle, elles constitueraient probablement en elles-mêmes une boîte à outil impressionnante qui pourrait faire l’objet d’un enseignement très riche et très utile.

J’ai ensuite proposé à Rosalie de tester ce que nous venions de mettre en place. Sortie de l’état d’hypnose, je me proposais de lui dire des phrases, certaines gentilles, certaines méchantes, certaines sincères, certaines malhonnêtes, certaines vraies, certaines fausses, et de me dire quelle saveur apparaissait spontanément dans sa bouche. Je commençais en douceur :

– Aujourd’hui, nous sommes dimanche.

Elle rigole.

– Si, si, vraiment, croyez-moi, nous sommes vraiment dimanche

– je ressens comme si c’était très poivré, et ça pique la langue.

– Vous portez un pantalon noir.

– Je ne sens rien. Enfin, comme si j’avais juste bu un verre d’eau, quoi.

– Deux cent vingt-cinq moins vingt-cinq, ça fait trois cents.

– Tiens c’est drôle, j’ai ressenti un goût d’épinards aux croutons et en même temps un goût de crumble aux pommes. J’aime bien les deux, mais ensemble, c’est vraiment très bizarre.

– Ah non pardon, deux cent vingt-cinq moins vingt-cinq, ça fait deux cents.

– Hehe, c’est drôle, je ressens plus que le crumble aux pommes. C’est très bon d’ailleurs.

– Rosalie, comme j’ai vraiment besoin d’argent, je vais vous demander de me faire un chèque de 1000 euros, vous ferez bien ça pour moi, n’est-ce pas, j’ai été gentil avec vous.

– Je ressens le goût, vous savez quand on boit une bouteille de lait qui en fait est périmé et qui a tourné. Ah, c’est vraiment désagréable.

– Vous avez tout en vous pour résoudre tous vos problèmes au meilleur rythme, et pour aller de mieux en mieux, et être de plus en plus heureuse.

Elle ne dit rien. Sa respiration s’accélère. Son teint de peau rougit. Elle a un grand sourire et quelques larmes. Et après quelques instants qu’elles semblent avoir bien savourés :

– j’ai le goût des tartines à la confiture de tomate que ma grand-mère me faisait, sur des grandes tranches de pain de seigle avec du beurre demi-sel.

Cette longue séance devait se terminer. C’était mercredi soir, et nous étions, elle et moi, agréablement fatigués et satisfaits du bon travail que nous avions fait. Je lui ai proposé que nous espacions davantage notre prochain rendez-vous, car j’avais l’intuition qu’il fallait lui laisser le temps que tout cela porte tranquillement tous ces fruits, et qu’elle puisse s’approprier à son rythme tous ces changements, les faire siens, s’y reconnaître.

Le mois prochain, Rosalie me racontera tout ce qu’elle aura vécu depuis. Et si elle considère que je peux encore lui être utile à quelque chose, probablement que nous pourrons affronter de nouveaux obstacles, vaincre de nouveaux ennemis intérieurs, sans n’avoir plus aucun besoin de les projeter sur écran au loin.

En accompagnant au quotidien des personnes dans ce type de travail, mené en parallèle sur le fond des problèmes les plus fondamentaux et sur la surface des changements les plus visibles, j’ai la joie d’être confirmé dans ma conviction que l’hypnose est un outil complet, puissant et subtile qui permet aux individus de retrouver du contrôle sur eux-mêmes, de l’autonomie, de la spontanéité et une joie simple de vivre à l’instant présent.

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